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Des promoteurs immobiliers étaient passés par là. C'est inévitable : tôt ou tard, ils arrivent et ils construisent. On  abat les vieux arbres, on en plante de nouveaux et on érige des rangs de grosses maisons quasi identiques, des sosies fait de ciment,  avec, comme seules distinctions, les portes et les boiseries peintes au goût du propriétaire.

 

     Et là, dans cet endroit, des amitiés se tissent, des clubs divers et variés apparaissent ; les gamins commencent à jouer dans les rues.

 

     La vie d’antan n'avait pas totalement disparu, non. Quelques bribes d'hier subsistaient. De l'autre côté de la route qui bordait l'un des l

lotissements les plus récents, c'était la forêt. Une forêt profonde, avec ses arbres plusieurs fois centenaires, ses taillis impénétrables, ses clairières envahies de mauvaises herbes et aussi des endroits où rien ne voulait pousser. Et, dans cette forêt, il y avait une très vieille maison isolée.

           

      C'était un endroit mystérieux, un peu magique, un peu angoissant aussi, surtout pour les enfants qui grandissaient dans le giron protecteur du lotissement, où les sujets de conversation les plus graves étaient : qui fait un barbecue cette semaine ? Qui a des emmerdes au boulot ? Qui a une nouvelle voiture ? Qui trompe qui avec qui ?

           

     Et, puis, cette maison, là. Que faisait-elle toute seule comme ça, au fond des bois, si loin de la route ?

           

     Et pourquoi ils refusent de vendre ?

           

     Elle est délabrée et loin de tout.

           

     Qui c'est qui vit là, d'abord ?

           

     Qui peut bien vouloir vivre là-dedans ?

           

     Une vieille folle. Complètement frappée.

           

     Oui, bien sûr que c'est une sorcière.

           

     Ca va sans dire.

 

      La petite Alice traînait avec la bande de gamins du quartier. Toute petite, avec une bouille pleine de taches de rousseur. Une des plus minuscules et des plus jeunes du lot. Mais super brave. Enfin, c'était ce qu'elle affirmait aux autres – notamment à son grand frère Edward, que ça faisait bien rigoler. Et quand il rigolait, elle lui décollait un coup de poing, obligé.

           

     Alice, elle voulait réussir le rite de passage.

           

     Ce privilège n'était pas donné à tout le monde, mais elle allait le faire, c'était décidé.

           

     Et ça faisait une heure qu'ils étaient tous là, en embuscade après le souper, à dire chacun leur tour qu'ils allaient le faire, capable, pas capable.

 

     Et puis personne n'avait encore été capable de passer à l'action.

           

     Et si on y allait tous ensemble ?

 

     Chacun attendait qu'un autre ose se bouger en premier. Avec tout ça, il faisait déjà presque nuit. Qui aurait le courage d'y aller dans le noir ?

           

     Alice se leva. Moi, j'y vais. Chuis capable.

           

     Personne ne remua.

           

     Toi, tu vas y aller ? Edward éclata de rire. Les autres l'imitèrent diligemment.

           

     Et pourquoi pas ? J'ai pas peur, moi.

           

     Elle va te manger toute crue, dit un des garçons.

           

     T'es trop riquiqui minuscule, renchérit un autre.

           

     Elle pourrait te transformer en crapaud, fit remarquer quelqu'un.

           

     Ou alors, ajouta un autre garçon, elle va t'enfermer dans sa cave pour te dévorer plus tard.

           

     Alice posa ses petits poings sur ses hanches et les regarda un à un. Vous allez voir. Moi, pas capable ? Restez là. Vous partez pas loin, hein ? J'y vais et je reviens.

           

     Les enfants échangèrent des coups d’œil, incrédules.

           

     Tu vas pas y aller pour de vrai, Alice. Oui ? demanda Edward.

           

     Elle se tourna vers lui. Oui, je vais y aller. J'ai pas peur du tout.

           

     Mais pitié, pensait-elle, pitié qu'y m'voient pas trembler. Car en vérité, la petite était morte de peur. Mais il était trop tard pour revenir en arrière. Elle l'avait bien compris.

           

     Oublie pas, dit un garçon : les buissons.

           

     C'est vrai, Alice, ajouta Andy. Oublie pas les buissons. Sinon, c'est sûr, elle va te faire la peau et puis elle va boire ton sang encore chaud.

           

     Tu crois que c'est vraiment vrai, cette histoire ? demanda Alice.

           

     Ben oui, c'est vrai, rétorqua Andy.

           

     Tout le monde sait que c'est vrai.

           

     Y'a qu'un endroit par où tu peux passer, lui rappela Edward. Toutes les autres ronces sont poisonneuses. Tout le monde le sait. Tout’ façon, tu verras bien les cadavres d'écureuils et les os et tout.

           

     Tu veux pas attendre demain ? demanda Liv, la seule autre fille de la bande, et aussi la meilleure copine d'Alice. Comme ça, je viens avec toi. D'accord ?

           

     Non. J'y vais là-maintenant-tout'suite.

           

    J'ai décidé : c'est maintenant ou jamais.

           

    J'y vais.

           

    Pis j'ai pas peur.

           

    T'oublies pas hein : si tu rapportes pas une clochette, ça comptera pas.

           

    Jimmy ? demanda Alice. C'est par où que ton frère il a dit qu'on pouvait passer ? Tu peux me redire, steplaît ?

           

    De mémoire de banlieue, le seul à avoir réussi à revenir avec une clochette en argent, c'était Tommy, le grand frère de Jimmy.

           

    T'as le vieux chemin de pierre, et le passage, c'est juste à gauche des pierres, il a dit. Il l'a trouvé par hasard.

           

    Tiens Alice, dit Liv, prends mon manteau. Tu t'feras ptêt' pas trop griffer quand tu ramperas sous les ronces poisonneuses.

           

    Alice enfila le manteau et se mit en chemin. Elle se retourna : vous partez pas sans moi, hein ? Vous m'attendez.

           

    Oui, on sera juste ici, répondit Liv.

           

    Promis-juré ?

           

    Promis-juré. On t'attend. Tu fais attention, hein. Je t'adore, tu sais…

           

    Moi aussi, je t'adore. Sois pas inquiète : je reviens.

           

    Hurle si ça va pas. On ira vite vite chercher de l'aide.

           

    Merci. Mais surtout, Ed, tu dis rien à papa et à maman.

 

     Alice se retourna et marcha vers les bois. Lentement, elle se fraya un chemin, s'arrêtant pour tendre l'oreille, aux aguets.

           

     Un hululement.

           

     Elle leva les yeux au ciel. Si seulement elle pouvait être encore plus grande, encore plus brillante, cette lune, et qu'il n'y eût pas tant de nuages !

           

     Elle arriva en vue de la maison et se cacha derrière un grand chêne pour espionner. De la lumière brillait aux fenêtres. Le porche était éclairé.

     Elle attendit encore un peu. Alice ne vit aucun mouvement à l'intérieur, alors elle fit le tour du chêne à moitié pliée en deux et s'approcha en veillant à ne pas faire craquer de branches mortes et à ne pas marcher sur des feuilles croustillantes. Elle parvint aux buissons de ronces et se courba encore un peu plus.

           

     Pas un bruit. Toujours aucun mouvement dans la maison. Alors, ell – Oh, mon dieu ! Elles sont là ! Une ribambelle de petites cloches argentées tendues sous le porche. Exactement comme avait dit le grand frère de Jimmy.

           

     Alice repéra le vieux chemin de pierre qui disparaissait sous la mousse et les feuilles mortes. Mais pas de cadavres d'écureuils ou de petits chats morts nulle part. Quelqu'un avait peut-être tout nettoyé récemment ? Elle scruta les buissons de ronces à gauche du chemin. Il y avait un trou tout juste assez large pour pouvoir s'y faufiler. Ça n'allait pas être chose facile, mais elle se sentait capable d'y arriver.

           

     Elle se mit à plat ventre, s'aplatit comme une crêpe, tête de biais, ferma les yeux, expira un maximum. Et commença à ramper. Elle s'arrêta et essaya de s'écrabouiller encore plus. Soudain, elle entendit le grincement de la porte moustiquaire. Oh non, pitié, chuis morte. Obligé, elle va me choper. Pitié pitié pitié, me mange pas toute crue.

           

     Et puis elle entendit cette voix,  une voix de vieille dame.

 

     Que fais-tu donc à te vautrer comme une petite imbécile ? Debout !

           

     Que faire? Alice était trop terrifiée pour bouger, et refusait d'ouvrir les yeux. Pleure pas. Surtout, tremble pas. Mais elle finit bien par devoir expirer l'air qu'elle retenait dans ses poumons.

           

     Allez, debout ! Je ne te ferai pas cuire dans ma marmite pour te dévorer, promis. J'ai déjà mangé ce soir.

           

     Alice ouvrit les yeux et loucha vers la vieille sorcière, mais détourna les yeux très vite, au cas où ça la tournât en statue.

           

     Et puis ? Lève-toi donc, on dirait une pauvre bête blessée. Prends ton courage à deux mains, et debout. Finis avec tes histoires.

           

     Lentement, Alice recula. Toujours à plat ventre, elle repassa sous les ronces. En se relevant, elle se demanda s'il ne serait pas judicieux de détaler sur-le-champ. Elle détala.

           

     Arrête !

           

    Elle resta là, pétrifiée.

           

    T'as une épine accrochée à ton manteau, tu risques de le déchirer. Là, regarde. La vieille pointa du doigt. Défais-la.

           

    Alice examina la sorcière. Comme elle avait l'air âgée, petite et frêle! Et un peu bossue, aussi, avec son petit chignon gris sur le haut de sa tête ! Sinon, elle était en tout point accoutrée comme une grand-mère. Pas de robe noire ou de chapeau pointu, non : une simple robe à petites fleurs, un cardigan et des souliers de cuir à larges talons.

           

    Quant au manteau de Liv, Alice refusait de toucher à la ronce accrochée dessus, à cause des épines poisonneuses.

           

    Arrête ton cirque ! C'est juste un rosier. Pas de poison.

           

    Encore une fois, Alice regarda l'épine accrochée au manteau. Elle attrapa la branche en faisant très très attention de ne pas toucher l'épine. Ne valait-il pas mieux déguerpir tant qu'il en était encore temps ? Ce n'était pas l'envie qui manquait... Mais les clochettes, alors ?

           

    Alice regarda les clochettes, là-bas. Si je m'enfuis sans clochette, ça comptera pas.

           

     Ah, c'est ça que tu veux ? Une de mes clochettes ?

           

     Alice hocha la tête.

           

     Tu es la plus hardie de tous tes amis, je vois. Viens-t'en ici.

           

     Elle ne bougea pas.

           

     Veux-tu une clochette ? Alors, tu vas devoir me faire confiance. Le chemin est juste un peu envahi par les herbes, pas de quoi en faire un drame. Pousse la branche devant toi comme si c'était une barrière et viens-t'en ici.

           

     Alice se retourna et regarda le chemin.

           

     Si c'est un pauvre rosier de rien du tout qui te terrifie, va-t'en. Ouste. Mais pas de clochette pour toi. Elle montra du doigt les clochettes suspendues sous le porche.

           

     Alice rentra les mains dans ses manches, poussa la branche de rosier comme s'il s'agissait d'une barrière et pénétra dans le jardin.

           

     Et bah voilà, regarde-moi ça. Tu as réussi ! Et tu n'es même pas morte, dis donc. Allez, viens t'asseoir. Le nez en l'air, Alice monta les marches de la terrasse, incapable de quitter des yeux la guirlande de clochettes.

           

     Comment t'appelles-tu ?

           

     Alice.

           

     Assieds-toi, Alice. On va faire un brin de causette toutes les deux, comme des voisines bien élevées. Veux-tu un verre de limonade ?

           

     À l'antigel, oui, tu parles, pensa Alice, qui s'entendit répondre : ''Oui, s'il-vous-plaît, madame''.

           

     Reste-là. Je reviens dans une minute.

           

     Qu'est-ce que je vais dire aux autres ? Et qu'est-ce qu'il fait, Tommy, à raconter n'importe quoi ? Ils sont pas poisonneux, les buissons. Réflexion faite, la vieille dame n'avait même pas l'air d'être une sorcière, se dit Alice. Elle avait l'air normale et même plutôt sympathique. Surtout pour une femme vivant seule dans la forêt.   

           

     Quel sale petit men –

           

     Tu dis ?

           

     Pardon, madame.

           

     J'aime mieux ça. Tiens. Elle posa un verre devant Alice et s'assit dans la chaise à côté d'elle. Bon, c'est bien, je vois que je suis toujours la vilaine sorcière qui a zigouillé sa sœur. Ça me casserait les pieds de perdre ma réputation.

           

     Alice ouvrit des yeux grands comme des soucoupes. Vous savez qu'on dit ça ?

           

     Oui, évidemment. Ça fait des siècles que je sais qu'on dit ça. Il y avait déjà des maisons dans le coin, tu sais, avant les vôtres. Il y en avait moins, bien sûr, mais tout-de-même. Et de tout temps il y a eu des petits garçons et des petites filles qui racontaient des sornettes ou qui voulaient jouer aux plus braves. Ainsi va le monde.

           

     Mais alors, c'est pas vrai ?

           

     C'est Alice que tu t'appelles, oui ?

           

     Oui.

           

     Qu'est-ce donc qu'une sorcière, Alice ? Une vieille dame qui vit toute seule ? C'est tout ce que ça prend ? Pas besoin de pouvoirs magiques, de balai volant ? Parce que si c'est tout, alors le monde est plein de sorcières. Et tu sais, j'espère que tu seras vieille, un jour, à ton tour. Et alors donc, que seras-tu ?  Une sorcière, toi aussi ? Ma sœur était une femme très gentille. Je l'aimais beaucoup. Elle me manque encore aujourd'hui.

           

     Elle regarda la guirlande de clochettes. C'est pour elle, les clochettes. Tous les ans, le jour anniversaire de sa mort, j'en ajoute une. Là, il y en a trente-cinq. Sais-tu pourquoi ?

           

     Alice fit non de la tête.

           

     Parce que quand il vente, ça les fait tinter. Alors, je pense à elle. C'est comme si elle était revenue me rendre visite, et ça me console. Ça me console beaucoup.

           

     Alice leva les yeux pour regarder les clochettes.

           

     En veux-tu une ?

           

     Elle regarda la dame et hocha la tête.

           

     Alors, toi pis moi, on doit conclure un marché.

           

     Un marché ?

           

     Oui. Je te laisse prendre une clochette pour prouver à tes amis combien tu as été courageuse. D'ailleurs, c'est vrai que tu as eu beaucoup de courage. Et ce n'est pas tout : tu es la toute première fille à être assez dégourdie pour venir jusqu'ici. Ça a mis le temps, mais je suis très fière de toi. Vraiment, bravo ! Toutefois, je vais te demander de me faire une promesse en échange de ma clochette. Je veux que tu continues à faire croire que je suis la sorcière au fond des bois.

           

     D'accord, madame. Mais pourquoi ?

           

     Je vois que je peux te faire confiance. Et pourquoi donc ? Parce que ça aussi, ça me console. J'aime porter ce masque de sorcière. J'ai appris à l'aimer au fil du temps. De plus, je n'ai vraiment pas envie que des gens viennent m'importuner les uns après les autres. Même lorsqu'ils sont bien intentionnés. Moi, c'est comme ça que je vois les choses : ce mythe fait que je ne rencontre que les plus braves d'entre les braves. Je ne sais jamais quand le prochain petit coco comme toi va avoir l'audace de débarquer. Alors, c'est toujours la surprise. Et quand ça arrive, on papote, comme toi et moi en ce moment. Et ensuite ils repartent vivre leur petite vie. Après, ils reviennent me rendre visite en secret, et on papote encore un peu plus, on apprend à se connaître. Je les vois grandir, je vois leur histoire se dérouler, c'est comme lire un roman. Et ça, j’aime beaucoup. 

           

     Ils reviennent ici ?

           

     Oui, bien sûr. Bon, pas tous. Mais la plupart.

           

     Et le frère de Jimmy, il est revenu ?

           

     Veux-tu dire Tommy ? Le grand maigrichon qui est venu il y a quelques années ?

           

     Oui, lui : Tommy Johnson.

           

     Lui, non. Mais il reviendra peut-être, va savoir.

           

     Et moi, j’peux revenir ?

           

     Oui, bien sûr ! Aussi souvent que tu veux. Ça me ferait vraiment plaisir. Mais n'oublie pas : tu as failli y laisser ta peau. Tu as rampé sous mes buissons de ronces empoisonnées et j'ai essayé de t'attraper avec ma magie noire quand je t'ai prise à voler une de mes clochettes.

           

     La femme étendit le bras vers Alice. Elle tenait quelque chose dans sa main fermée.

 

     Tends ta main, allez !

           

     Elle tendit le bras et ouvrit sa main. La vieille femme y déposa une clochette argentée.

           

     Alice regarda la clochette. Elle n'en croyait pas ses yeux. La tête qu'ils vont faire quand ils vont voir ça...

           

     Allez, va. File ! Les autres t'attendent depuis un moment.

           

     Merci, madame.

           

     De rien, Alice. Tu n'oublieras pas notre petit marché, promis ?

           

     Oui, promis. J'oublierai pas.

           

     Une dernière chose. Quand tu regarderas ta clochette, ne pense pas seulement à moi. Pense à ta bravoure, et au fait qu'en affrontant ta peur, tu as gagné quelque chose – une belle amitié.

           

     Oui. Je penserai à ça. Merci madame ! Alice redescendit les marches de la terrasse, marcha jusqu'au vieux rosier, et s'arrêta.

           

     Comme un portail.

           

     En se retournant, elle vit la vieille dame faire comme si elle ouvrait une barrière. Alice attrapa la branche entre deux épines, la tira suffisamment pour pouvoir se faufiler, et repassa de l'autre côté de la haie.

 

     Merci, au revoir ! Je reviendrai vous visiter. Promis, juré !

           

     Je n'en doute pas, Alice !

 

     Et la vieille dame regarda la petite s'éloigner en courant dans les bois, sous la lune, avec sa clochette bien serrée dans son petit poing.

           

     Puis elle claqua des doigts et pouf ! Disparue.

Céline Vergne est une passionnée des mots et des images. Traductrice professionnelle et touche-à-tout inlassable, elle a été professeure d'anglais, sous-titreuse, réviseure et... palefrenière. Elle s'intéresse à présent au dialogue intérieur et se forme à l'art-thérapie et au journal intime créatif tout en se recentrant sur la traduction littéraire, préférant les stylos et le papier aux logiciels de traduction assistée par ordinateur.

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