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Le Retour à Goodlands by Nicole Defoy

C’était un matin jaunâtre de septembre, l’école Marguerite Bourgeois bruissait de rires, de cris hués par des adolescents qui retrouvaient leurs camarades après des vacances insipides, partagées entre leurs parents, des hommes et des femmes "bien", dans la quarantaine, qui essayaient tant bien que mal d’inculquer des valeurs à leurs enfants, et leurs copains, pour la plupart idiots, mais sans lesquels l’été aurait été assurément mortel.

 

    Chaque année, dans cette "noble" institution, des élèves s’amusaient à harceler les plus faibles en usant de méthodes plus ou moins orthodoxes, qui leur donnaient le sentiment d’être des rois, des reines, le temps d’une revanche sur leur vie, soi-disant inintéressante, et sans autres grands défis que leurs examens de fin d’année.

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      Depuis ce matin, une vidéo virale circulait sur Snapchat, qui faisait s’écrouler de rire les élèves à l’école. On y voyait, très distinctement, une adolescente en train d’effectuer un mouvement de va et vient avec sa bouche à la hauteur de la braguette d’un garçon. Sur cette vidéo, exhibitionniste, prise par un Samsung Galaxy 60, un téléphone pas cher, mais capable de reproduire de images aussi claires et limpides qu’une eau minérale, on voyait Karen, en fait, une jeune fille originaire de l’île Maurice, en pleine action. Le détail, qui l’avait trahie : sa pince à cheveux.  Ce spécimen, vintage, en écaille de tortue, qu’elle fixait, toujours de biais, sur le haut de son crâne, en dégoûtait plus d’un, en particulier les filles de sa classe, pour la plupart végans. 

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      En se reconnaissant sur l’écran, Karen, frappée de stupeur, avait fui vers le seul endroit où elle pouvait retrouver un peu de dignité et songer à sa vie stupide, où rien ne semblait avoir dessiné de plan mirobolant pour elle : au bord du lac.

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      Du petit promontoire, où elle était maintenant assise, elle contemplait cette immensité couleur thé au lait, où, avec un peu d’imagination, elle pouvait se croire à l’île Maurice. Bien que l’eau d’ici dégageait une odeur saumâtre, d’algues et de carburant de bateaux, elle était attirée par elle comme par l’océan. Ce sentiment  océanique, jailli d’elle, l’habitait depuis l’enfance. C’était un contact, un jaillissement vital, qui l’emportait loin, très loin, à condition de le laisser l’envahir. À Goodlands, le quartier où elle était venue au monde, on disait que ce sentiment vous unissait à Dieu. Ici, malgré les voiliers qui bombaient le torse sous l’haleine chargée de pollution, malgré la lumière qui entrait dans sa peau comme un petit soleil languissant, Dieu ne lui parlait pas. Sinon, l’aurait-il laissée souillée et dans la boue comme maintenant ?

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     De son refuge près de l’eau, où son cœur battait sauvage dans sa poitrine, elle savait qu’au fond les choses ne s’arrangeraient pas. Comment le pourraient-elles ? Cela faisait deux ans qu’elle endurait Killian et ses plaisanteries de mauvais goût, ses attaques sournoises et ses insinuations. À propos de son poids, légèrement au-dessus des normes, il lui lançait, méprisant, t’as l’air d’un éléphant, en matant ses fesses et elle, pour ne plus entendre ça, elle s’était mise à maigrir, à maigrir, tellement que sa mère la croyait anorexique. Cela n’empêchait pas Killian de continuer à user de mots crus, comme “hey gros cul ! ou « hey grosse vache », des mots qui lui lacéraient le coeur. Concernant sa couleur de peau, il la fixait, comme le porc qu’il était, puis il lui lâchait « t’es trop brune » ou bien « t’es trop jaune », voulant dire tu n’es pas comme moi : blanc. Elle s’astiquait donc matin et soir avec l’éponge Ajax qui servait à faire le ménage, à la maison, en espérant faire pâlir sa teinte, héritée de ses ancêtres asiatiques et africains. 

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     À quinze ans, les insultes, les calomnies, les humiliations, elle en avait tant subies, qu’à l’intérieur d’elle, c’est comme si elle était morte. En sortant de l’école, elle serrait les fesses, persuadée que Killian l’attendait au coin de la rue. 

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     Depuis son arrivée, ici, elle avait eu l’impression de ramper, de se traîner aux pieds de ceux qui faisaient la loi. Comme Killian qui, hier après-midi, l’avait fait mettre à genoux dans le petit parc jouxtant l’école, où elle s’était exécutée, terrorisée, la gorge serrée, ignorant que, pendant qu’elle se penchait vers lui, le salaud enregistrait la scène avec son téléphone. Quand ils eurent fini, il avait planté ses yeux vert de lâche dans les siens, pincé ses mamelons, puis lui avait dit, tu suces bien, ma grosse vache, en se rezippant.

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    Depuis qu’elle savait que toute l’école avait visionné la scène, elle tremblait. Que diraient ses parents, s’ils l’apprenaient ? Sa mère, n’y survivrait pas. Son père, lui, se pendrait peut-être. De toute façon elle ne méritait pas leurs larmes. Encore moins leur pitié.

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     Le cri rauque d’un goéland lui a fait penser à Killian. Il a le même rire, grinçant, que l’oiseau, se dit-elle, et à nouveau, elle est repartie dans son cauchemar terrestre.

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     Dès qu’il l’apercevait, on aurait dit un boucher, prêt à dépecer un animal encore chaud. À seize ans, il arborait une barbe naissante qui lui faisait comme un grillage de poils disséminés autour du menton. Physiquement, il était grand, pâle, surtout maigre, on voyait ses os sur son torse pas encore fini. 

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    Au moment où un grillon dissimulé dans l’herbe à côté d’elle a entamé son chant funèbre, Karen a voulu chasser le portrait de son bourreau. Sans succès. Des images la hantaient. Killian, et sa silhouette dégingandée. Killian, et sa veste en cuir noir, élimée aux coudes. Killian et ses jeans, qui baillaient à l’entrejambe. Killian et ses lunettes d’aviateur qui lui donnaient un vague air de Brad Pitt. Killian, qui faisait tout le temps exprès d’écorcher son prénom, en l’appelant Kakane, le diminutif soi-disant de Karen. Killian, qui balançait sur elle son mégot de cigarette encore chaud, qu’il catapultait en coinçant ce dernier entre son pouce et son majeur. Killian, qui partait d’un rire nerveux quand il lui donnait des beans avec la jointure de son index replié, sur le haut de ses bras, étoilés de bleus. Plus il lui faisait mal, plus elle voyait un éclair de jouissance allumer une petite lueur victorieuse dans ses yeux de pervers. 

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     Pour finir, cette scène. Quand il l’a entraînée vers le parc, hier. Il était quatre heure trente. Tout le monde était parti. Sauf elle qui baissait la tête, comme un chien soumis. Avant de la faire s’agenouiller, sur le sol herbeux, Killian a frappé sa poitrine de son poing, en martelant, “ça, c’est normal,” pour lui faire comprendre que sa couleur était la bonne, et non la sienne. 

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    Elle a repensé aussi à ses nuits d’insomnie, où, sous son duvet de plumes d’oies mortes, elle se mutilait à la lumière de sa lampe de poche. Avec la pointe de son compas, elle traçait sur ses avant-bras des lignes parfaites, parallèles, comme des barreaux de prison. 

Il a raison, se disait-elle, assise sur son parapet de pierre, surplombant le lac. Je suis une grosse nulle. J’échoue dans tout ce que j’entreprends. Je ne sers à rien. Depuis longtemps, elle avait cessé de se dire des phrases positives, du style, bats-toi ! Pour qui, pour quoi ? Elle ne savait pas riposter. On ne lui avait pas appris. Il lui fallait maintenant mettre un terme à tout ça. 

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     D’un geste brusque elle s’est levée et a franchi tremblante les derniers mètres qui la séparaient de l’eau. Celle-ci léchait la berge comme une enfant goulue. De minuscules bulles blanches formaient des îles flottantes le long des rochers. Karen ne pouvait détacher ses yeux d’elles, ni du soleil qui allumait des feux partout sur sa robe liquide. À ses oreilles, un doux clapotis l’appelait. Il lui chuchotait, viens ma douce, viens ma bien-aimée, laisse-moi rallumer le feu étouffé en toi.

 

    Elle portait ce jour-là un coton ouaté avec un capuchon, et un jeans, bleu ciel, éventré aux genoux. Aux pieds, elle avait ses Nike. Blanc. Comme Killian. Ainsi harnachée, elle s’est avancée au bord du promontoire, là où elle savait que c’était le plus profond. À sa droite, on distinguait la marina et sa dizaine de voiliers, ballotés par les vagues. Le cliquètement de leur hauban, sous le ciel de septembre, avait quelque chose de vivant. D’irréel. Il n’y avait pas âme qui vive. Personne pour l’aider. 

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     Après un dernier regard, jeté droite à gauche, elle s’est laissé glisser. Aucune résistance. Aucun regret. Aussitôt, l’eau du lac l’a recouverte, elle et ses vêtements. L’élément liquide se faufilait partout, dans son cou, dans son dos, sous ses bras et autour de ses jambes, comme un serpent. Elle avait froid. Elle pensait à son père, à sa mère, qui l’avaient doté d’ailes en naissant. Ils l’appelaient tout le temps “mon ange ,” en disant qu’elle était la plus belle chose qui leur soit arrivée. À cette évocation, elle avait senti les larmes monter, déborder, se mêler à celles du lac, éternelles. Après, elle ne pensait plus qu’à une seule chose : avaler. Avaler, oui, beaucoup d’eau. Ainsi, elle irait plus vite au fond. Elle a ouvert la bouche, l’eau s’y est enfournée comme dans une écluse dont on vient d’ouvrir les vannes. Une gorgée, puis deux, et l’eau s’est mise à bouillonner dans sa gorge, son ventre. Elle sentait sa langue froide la lécher de l’intérieur, mais elle ne se disait pas, pouah, c’est de l’eau sale, pleine de déjections d’oiseaux, de branches pourries, de larves et de carcasses de poissons décomposés, de résidus de pétrole et de carburant, rejetés par les bateaux, de médicaments, dilués dans l’eau. Non. Elle se disait, bois, et tu retourneras à Goodlands. Au même moment, au loin, une silhouette était apparue. Elle ne marchait pas comme on marche lentement, lors d’une promenade. Elle courait.

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     C’était Dieu.

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Nicole Defoy est née en France et vit au Québec depuis 1980. Touche à tout, cette professionnelle des communications a été attachée de presse, recherchiste, journaliste, agent de développement culturel, animatrice radio et chargée de projet en édition scolaire, tour à tour. Elle se consacre aujourd’hui à l’écriture de poèmes, de nouvelles et de romans. Sa nouvelle, "Le Retour à  Goodlands", fit partie des vingt-trois textes retenus pour le Prix de la nouvelle Radio Canada, édition  2021.  

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